7

 

Dimanche matin. Je regardai mon ventre, la moitié des couleurs de l’arc-en-ciel me renvoyèrent mes regards. Même si ça avait pire allure qu’avant, je me sentais un peu mieux et avais l’impression que mes douleurs s’étaient légèrement apaisées.

Je m’habillai et gagnai la cuisine, où j’avalai un bagel et une tasse de café. Elaine me demandant comment j’allais, je le lui dis :

— Il y a quelques années de ça, j’aurais récupéré nettement plus vite. Et je n’aurais pas été obligé de vérifier mon état de santé tous les matins.

— Sans compter que l’entretien du bonhomme exige plus de temps et d’efforts. Avant, on n’avait pas à s’emmerder avec de la gym ! À propos… je vais aller en faire une heure.

— Mon désespoir est tel que je me joindrais presque à toi.

— Pourquoi pas ? Il y a tous les engins dont tu pourrais jamais avoir envie de te servir, et des tonnes de poids et haltères si tu tiens absolument à la jouer Luddite[12]. Et des myriades de femmes en Spandex à regarder… et le Jacuzzi pour reposer tes muscles endoloris après. Et l’air que tu prends me dit que tu ne viendras pas.

— Non, pas aujourd’hui. J’ai déjà bouffé trop d’énergie à t’écouter me parler de tes machines. Tu sais ce dont j’aurais vraiment envie ? Rien d’aussi épuisant qu’une séance de gym, ça, c’est sûr, mais d’une bonne balade à pied. Aller-retour jusqu’au Village ou la 96e Ouest.

— Je ne vois pas ce qui pourrait s’y opposer.

— Mais à ton avis, je ne devrais pas.

— Tu t’habilles chaudement, d’accord ? Tu mets ton étui et ton gilet.

— Bah, peut-être que je vais rester à la maison.

— C’est ça, mon amour. Tu n’auras qu’à faire tout doucement des demi-pompes si tu veux te réparer plus vite. Pourquoi ne pas donner une journée de plus à ces fumiers pour qu’ils t’oublient ?

— Ce n’est pas bête.

— Et tu as le New York Times du dimanche à lire. Rien qu’à le soulever, tu feras plus d’exercice que le reste de nos concitoyens réunis. Sans parler des émissions de sport à la télé. C’est pas ça qui manque.

Je lus le journal et regardai le match des Giants. Lorsque celui-ci se termina, je zappai entre la rencontre Jets-Bills sur NBC et un tournoi de golf, catégorie seniors. Savoir qui remporterait la partie de football ne me passionnait guère – et les joueurs non plus, vu la manière dont ils s’y prenaient –, et le tournoi de golf ne présentait aucun intérêt, même si, assez curieusement, l’affaire avait quelque chose d’hypnotique.

Elle semblait d’ailleurs avoir le même effet sur Elaine, qui m’apporta une tasse de café et finit par rester figée devant l’écran jusqu’au moment où une pub pour les tuyaux d’échappement Midas brisa le charme.

— Tu peux me dire pourquoi je regardais ça ? me demanda-t-elle. Qu’est-ce que j’en ai à foutre du golf ?

— Je sais.

— Et les tuyaux d’échappement Midas, hein ? Moi, quand j’en achèterai un, c’en sera un de la marque que recommande George Foreman.

— Meineke.

— Si tu le dis.

— Mais comme en plus on n’a pas de voiture…

— Tu as raison. Non, moi, quand j’achèterai un pot d’échappement, il sera en cachemire.

Sur quoi elle quitta la pièce. Je retournai à ma partie de golf et me retrouvai à penser à Lisa Holtzmann tandis qu’un type habillé d’un costume aux couleurs trop vives se préparait à faire un birdie. Ce que je me dis ? Que c’était très exactement le genre d’après-midi paresseuse à passer à l’appartement de Lisa.

Juste une idée passagère, tout comme il m’arrive encore de penser à la boisson, même lorsque je n’ai pas vraiment envie de me saouler. J’avais certes reniflé des odeurs de bourbon quelques soirs plus tôt, et ces odeurs avaient filé droit à ma banque de souvenirs, mais cela ne m’avait pas poussé à boire pour autant. Je les avais de nouveau reniflées le lendemain – elles se mêlaient à des relents de sang, de mort et de cordite, ceux-ci plus faibles, quoique parfaitement reconnaissables, le surlendemain –, mais là encore, je n’en avais pas désiré boire pour autant.

Bref, si je n’avais pas envie de Lisa pour l’instant, j’aurais clairement aimé sortir, moins de l’espace physique où je me trouvais que de l’espèce de territoire mental où j’errais. Source de plaisir, conquête ou bonne compagnie, Lisa l’avait été, mais plus encore moyen de sortir – et sortir, je le voudrais toujours. Aussi confortable que soit une existence qui me convient tout aussi bien que moi je lui conviens, j’aurai toujours envie de filer me cacher quelque part, ne serait-ce qu’un instant.

Cela fait partie de ce que je suis.

Le simple fait de la retrouver, de surprendre son regard et de la voir tenir la main de Florian avait suffi à me la remettre en tête. Mais je n’allais pas la revoir. Ni même seulement lui téléphoner. J’en parlerais sans doute plus tard avec Jim, mais y penser maintenant, non.

Il valait mieux regarder mes bonshommes jouer au golf.

— Mais t’es tout beau ! s’écria Elaine en tendant la main pour toucher mon coupe-vent et sentir mon revolver en dessous. Très joli la manière dont ça flotte et le cache complètement. Et en ne remontant la fermeture Eclair qu’à moitié, tu devrais pouvoir le sortir à toute allure, non ?

Sorti, rentré, je le lui montrai.

— Et ce polo rouge ! reprit-elle en tendant à nouveau la main pour y défaire un bouton. Ah, je vois… tu l’avais boutonné jusqu’en haut pour qu’on ne voie pas ton gilet pare-balles. Non… c’est quand même mieux ouvert. Et puis quoi ? Qu’est-ce que ça peut faire qu’on le voie ? Comme si on pouvait deviner ce que c’est ! Ça pourrait très bien être une chemise.

— Sous un polo ?

— Ou alors un tatouage, se reprit-elle. Mais tu es beau. Et il y a juste assez de contraste entre ton pantalon kaki et ton coupe-vent pour que ça n’ait pas l’air d’un uniforme.

— Tu m’en vois très heureux, lui dis-je, parce que ça m’inquiétait vraiment beaucoup.

— Et c’est normal. Imagine un peu qu’une poulette se pointe et te demande de vérifier son niveau d’huile, hein ? Tu te sentirais comment ?

— Je crois que je vais laisser ta question sans réponse.

— Ce serait plus sage. Allez, donne-moi un bisou. Miam-miam. Amuse-toi bien et fais attention. Et embrasse bien Jim de ma part.

Je sortis. On aurait dit qu’il allait pleuvoir, ce qui n’aurait pas fait de mal. L’air était épais et lourd : une bonne averse pour rincer tout ça aurait été la bienvenue, mais je me dis que le temps ne changerait pas plus que ces derniers jours.

Je me dirigeai vers l’est pour gagner la 8e Avenue, puis obliquai vers le sud, traversai deux ou trois rues et me retrouvai devant le restaurant du Lucky Panda’. Un de ces animaux était représenté sur l’enseigne, en noir et blanc comme il est de tradition, et aussi souriant que s’il venait de gagner à la loterie.

Jim Faber était déjà arrivé. Je n’eus pas de mal à le repérer dans le restaurant qui était quasiment désert. Appuyée contre un mur tout au fond de la salle, la table qu’il avait choisie me ravit. Il lisait le cahier magazine du New York Times. Il le mit de côté en me voyant et se leva.

— Ike et Mike, me lança-t-il.

— Pardon ? lui renvoyai-je en lui serrant la main.

Il nous montra tous les deux du doigt.

— « Ike et Mike sont identiques », répéta-t-il. Tu n’as jamais entendu cette expression ?

— Pas récemment.

— J’avais des cousins jumeaux plus vieux que moi de trois ans et… je t’en ai déjà parlé ?

— Je ne crois pas. Pourquoi ? Ils s’appelaient Ike et Mike ?

— Bien sûr que non. Ils s’appelaient Paul et Philip, mais tout le monde appelait Philip « Buzzy ». Dieu sait pourquoi. Toujours est-il que j’avais aussi un oncle, pas le père des jumeaux, non, un autre, et chaque fois qu’il les voyait il disait la même chose.

— « Bonjour, les enfants. »

— Non. Il disait : « Ike et Mike sont identiques. » A tous les coups, et ça veut dire chaque fois que nous nous retrouvions en famille, ce qui n’arrivait pas qu’une fois de temps en temps. Pour une famille où il y avait des tas de gens et où personne n’aimait personne, ça faisait même beaucoup. « Ike et Mike sont identiques. » Ça devait les faire grimper aux rideaux, mais ils ne se sont jamais plaints. Sauf que, bien sûr, c’était une famille où on apprenait à ne pas se plaindre. Jamais.

— « Arrête de pleurer ou je te colle une raison de chialer. »

— Oui, oui… ah, mon Dieu ! Ton père aussi te disait ça ?

— Non, jamais. Mais j’avais un oncle qui n’arrêtait pas de le répéter à ses enfants. Et c’était sûrement plus que des mots en l’air.

— J’ai beaucoup entendu ça moi-même, et chez nous non plus, ce n’était pas des paroles en l’air. Bon, bref, telle était la triste saga d’Ike et Mike.

Nous portions tous les deux un coupe-vent marron par-dessus un polo rouge et un pantalon kaki.

— Nous ne sommes pas tout à fait des jumeaux, contestai-je. Moi, j’ai enfilé un gilet pare-balles.

— Merci de m’avertir. Je saurai me baisser quand les plombs commenceront à voler.

— Quand tu le feras, j’arroserai ces salauds comme un malade.

— Ah bon ? Tu… t’as ramené de l’artillerie ?

— Dans l’étui d’épaule, lui répondis-je, et j’abaissai ma fermeture Éclair jusqu’à ce qu’il le voie, puis la remontai.

— Je dormirai mieux en sachant que mon commensal est armé et dangereux, dit-il. On change de place.

— Hein ?

— Allez, insista-t-il, on change de place. Comme ça tu pourras surveiller l’entrée.

— S’ils devaient tenter quoi que ce soit, ce sera dans la rue. Ici, je n’ai à m’inquiéter que du porc mu shu.

Ça le fit rire, mais il fit quand même le tour de la table. Je haussai les épaules et m’assis sur la chaise qu’il avait libérée.

— Voilà, dit-il, j’ai rempli mes obligations. J’imagine que tu dois garder ta veste… à moins que tu tiennes absolument à ce que tout le monde sache que t’as un feu. Quoi ? Qu’est-ce qu’il y a ?

— « Ramener l’artillerie », dis-je, « avoir un feu »…

— Hé mais, c’est que je me tiens au courant, moi. Je regarde la télé.

Il sourit et ajouta :

— Je garderai ma veste, moi aussi, mais pas par solidarité. La dernière fois que je suis venu ici, c’était au beau milieu d’une vague de chaleur et il faisait plus chaud dedans que dehors. Aujourd’hui, nous avons droit à une belle journée d’automne et ils ont mis la climatisation à fond. Dis, tu avais l’air conditionné quand t’étais enfant ?

— Tu rigoles ? On s’estimait déjà bien heureux quand on avait de l’air !

— Itou pour moi, dit-il. On avait un ventilo et tout le monde se tassait devant pour que ça nous souffle de l’air chaud dans la figure.

— Mais tu ne te plaignais pas.

— Non, pour la chaleur, c’était différent. Là, on pouvait se plaindre. Tiens, voilà notre garçon. Tu es prêt à commander ?

— Je n’ai même pas regardé le menu, lui répondis-je, et j’aimerais me laver les mains. Si tu veux, tu commandes pour nous deux et tu commences.

— On n’est pas pressés, déclara-t-il, et il dit au garçon de revenir dans quelques minutes.

Je gagnai les toilettes. J’y trouvai l’avis qui rappelle aux employés qu’ils doivent se laver les mains avant de ressortir – et lavai les miennes alors que j’étais momentanément sans emploi. Si j’avais remarqué que l’endroit était équipé d’un séchoir à air puisé, j’aurais peut-être hésité avant de me laver les mains. Je déteste ces engins-là, ils prennent un temps fou et je n’ai jamais l’impression d’avoir les mains sèches quand j’ai fini. Mais je me les étais lavées, je me mis devant la machine et les essuyai en songeant que j’en parlerais à Jim quelques instants plus tard.

Je me regardai dans la glace et tripatouillai mon col de chemise pour essayer de cacher la partie supérieure de mon gilet pare-balles sans fermer le bouton du haut. Personne ne pouvait vraiment le voir-ou comprendre ce qu’il voyait. Et ce n’était pas important, de toute manière. Il n’empêche : si je l’attrapais pour l’enfoncer un peu par-devant et que…

Voilà ce que j’étais en train de faire lorsque j’entendis les coups de feu.

J’aurais pu ne pas les remarquer. Ils n’avaient pas claqué si fort que ça. J’aurais aussi pu les prendre pour autre chose. Un camion qui pétarade, un garçon qui laisse tomber un plat. N’importe quoi.

Mais, pour une raison ou pour une autre, je sus tout de suite ce que j’entendais et compris exactement ce que ça voulait dire. Je sortis en trombe des toilettes et me ruai dans le couloir pour revenir à la salle à manger. Et découvris le spectacle d’un seul coup d’œil – Jim, un garçon la bouche ouverte, deux clients qui essayaient de rentrer dans les boiseries, une blonde toute maigre au bord de la crise d’hystérie, une autre femme qui tentait de la calmer. Je les dépassai tous et sortis du restaurant, mais l’assassin était invisible. Il s’était volatilisé à un coin de rue ou avait sauté dans un taxi. Ou encore il avait disparu en fumée, bref, il n’était plus là.

Je rentrai dans la salle. Rien n’avait changé, personne n’avait bougé. Jim était toujours à notre table, le dos tourné à l’entrée. Il s’était remis à lire pendant que je me rendais aux toilettes et le cahier magazine se trouvait toujours sur la table, ouvert à une page où l’on parlait des parents qui gardent leurs enfants chez eux et leur font eux-mêmes la classe. Les années passant, j’avais rencontré plusieurs personnes qui avaient envisagé de le faire, sans jamais s’y mettre vraiment.

Il devait être en train de lire lorsque l’assassin s’était approché, et n’avait sans doute rien vu venir. Il avait été abattu avec un pistolet de petit calibre – un .22, je l’appris plus tard. Deux balles dans le côté de la tête. Il fut une époque où l’on ridiculisait ce genre d’armes en prétendant que ce n’étaient que des jouets ou des trucs pour femmes. Depuis, pourtant, ces pistolets étaient devenus l’arme préférée des tueurs professionnels. Je ne sais pas trop pour quelle raison. On m’assure que les balles légères ont tendance à vadrouiller dans le crâne de la victime, augmentant ainsi de manière sensible les chances de mourir quand on en reçoit une dans la tête. C’est peut-être ça – ou alors un truc pour gonfler l’ego : quand on est vraiment bon dans son boulot, on n’a pas besoin d’un canon. On se débrouille parfaitement avec un scalpel.

Comme je l’ai dit, Jim avait reçu deux balles dans la tête, une dans la tempe, l’autre dans l’oreille. À peine deux centimètres séparaient les deux impacts. L’assassin avait travaillé de près – les marques de poudre étaient visibles et l’odeur de chair et de cheveux brûlés sensible –, puis il avait lâché son arme et les douilles en partant.

Je ne touchai pas au pistolet, ni ne tentai de l’examiner. De fait, à ce moment-là j’ignorais que c’était un .22. Je n’en reconnaissais ni le modèle ni le fabricant, mais c’était bien à ça que ça ressemblait, tout comme les blessures paraissaient le dire.

Jim s’était affaissé en avant, le côté de sa figure qui avait été épargné venant s’appuyer sur le magazine ouvert devant lui sur la table. Des gouttes de sang avaient coulé sur sa joue, certaines faisant flaque sur le journal. Mais il n’y en avait pas beaucoup. On cesse presque entièrement de saigner dès qu’on est mort et Jim avait dû mourir avant que le meurtrier ressorte de la salle

— peut-être même avant que son arme tombe par terre.

Quel âge avait donc Jim ? Soixante et un–soixante-deux ans ?

Dans ces eaux-là. D’âge moyen et habillé d’un polo rouge, d’un pantalon kaki et d’un coupe-vent marron à fermeture Eclair, tel il était. Il avait encore l’essentiel de ses cheveux, bien qu’un début de calvitie se remarquât au-dessus de son front et que sa tignasse fût nettement plus clairsemée sur le dessus de son crâne. Il s’était rasé ce matin-là, et s’était légèrement coupé au menton. Je n’arrivais pas à voir l’entaille, mais je l’avais repérée avant d’aller aux toilettes. Se couper en se rasant, Jim le faisait souvent. Très souvent.

Ike il était, du tandem Ike et Mike.

Je demeurai figé sur place. Des gens disaient des choses autour de moi, et certaines m’étaient sans doute adressées, mais rien n’entrait dans ma tête. Mon regard s’était fixé sur une phrase de l’article consacré à l’école à la maison mais, elle non plus, elle ne m’entrait pas dans le crâne. Je restai là sans bouger, jusqu’au moment où j’entendis une sirène. Pour finir les flics arrivèrent.